Louange soit rendue à Allah pour ce qu'Il a inspiré
et "parce qu'Il nous a enseigné ce que nous ne savions
pas! Il nous a accordé ainsi une faveur magnifique"!
(Coran, 4, 113)
Et qu'Allah prie sur le Chef le plus auguste, le Prophète
le plus noble, celui qui a reçu les "Sommes des Paroles"
à la Station Suprême et qu'Il lui accorde Ses salutations!
Dans la nuit de lundi 22 du mois de Jumâdâ-l-Ulâ,
en l'année 599, me trouvant à l'étape d'ElMâyah
à Tâïf, à l'occasion de la visite pieuse
que nous avons faite (au tombeau) d'Abdallah Ibn Abbas, cousin
du Prophète, j'ai adressé à Allah une "demande
de conseil", du fait que mes compagnons Abou Muhammad Badr
ibn Abdallah alHabashi (l'Abyssin), affranchi d'Abou-l-Ghanâ'im
ben Abi-l-Futûh al-Harrânî, et Abû Abdallah
Muhammad ben Khalid es-Sadafî at-Tilimsani (de Tlemcen)
-qu'Allah leur soit propice à tous les deux- m'ont demandé
de rédiger pour eux, en ces jours de visite pieuse, quelque
enseignement dont ils pourraient tirer profit dans la voie vers
la vie future. Après avoir accompli ma "demande de
conseil", j'ai écrit le présent cahier (kurrâsa)
que j'ai intitulé: "La Parure des Abdal et
ce qui s'en manifeste en fait de connaissances et états
spirituels", qui pourrait leur être, à eux ainsi
qu'à d'autres, une aide sur le chemin du bonheur et un
texte synthétique traitant des différents modes
de la volonté spirituelle (alirâda). Et pour
cela, de l'Existentiateur de l'univers nous demandons appui et
aide!
Sache que l'Autorité (alhukm) est fruit de la sagesse
(alhikma), et que la Science (al'ilm) est fruit
de la connaissance (alma'rifa). Celui qui n'a pas de sagesse
n'a pas d'Autorité, celui qui n'a pas de connaissance n'a
pas de Science. Celui qui possède à la fois l'Autorité
et la Science (alhakîm al'âlim) se dresse "pour
Allah" (li-Llâhi qâ'im), et celui qui
a la sagesse et la connaissance (alhakîm al 'ârif)
reste "par Allah"(biLlâhi wâqif)
: les gens d'autorité et savants sont ainsi des lâmiyyûn
(ayant comme emblème la lettre lâm) pendant
que les sagesconnaisseurs sont des bâ'iyyûn
(ayant comme emblème la lettre bâ').
Tandis que l'ascète (az zâhid) se plaît
à renoncer au monde, et que celui qui se confie à
Dieu (almutawakkil) repose entièrement sur son Seigneur,
et tandis que le désirant (almurîd) recherche
les chants spirituels et l'enthousiasme annihilant, et que l'adorateur
(al'âbid) est tout à sa dévotion et
à son effort, enfin tandis que le sageconnaisseur (alhakîm
al'ârif) exerce sa force d'esprit (alhimma) et
se concentre sur le but,- ceux qui sont investis de l'Autorité
et possèdent la Science (alhakîmûn al'âlimûn)
restent cachés dans l'invisible et ne les connaît
ni "connaisseur", ni "désirant", ni
"adorateur", comme ne les perçoit ni "confiéàDieu",
ni "ascète"! L'ascète renonce au monde
pour en obtenir le prix, le confiant se remet à son Seigneur
pour atteindre son dessein, le désirant recherche l'enthousiasme
pour abolir le chagrin, l'adorateur fait du zèle dans l'espoir
d'accéder à la "proximité", le
connaisseur sage vise par sa force d'esprit 1'"arrivée",
mais la Vérité ne se dévoile qu'à
celui qui efface sa propre trace et perd jusqu'à son nom!
La connaissance est voile sur le Connu, et la sagesse une porte
auprès de laquelle on s'arrête; de même tous
les autres modes spirituels sont des "moyens" (asbâb)
comme les "lettres"; et toutes ces choses ne sont que
"faiblesses" ('ilal) qui aveuglent les regards
et éteignent les lumières. Car s'il n'y avait pas
les Noms, le Nommé paraîtrait, s'il n'y avait pas
l'amour, l'union persisterait, s'il n'y avait pas les lots différents
(du sort), tous les degrés seraient conquis, s'il n'y avait
pas la Huwiyya (le Soi suprême), la Anniyya
(le Moi suprême) paraîtrait, s'il n'y avait pas Huwa,
Lui, il y aurait Anâ, Moi, s'il n'y avait pas Anta,
Toi, se verrait la marque de l'ignorance, s'il n'y avait pas la
compréhension (ordinaire) s'affirmerait le pouvoir de la
Science (pure): et alors les ténèbres seraient abolies,
et toutes ces lourdes bêtes s'envoleraient comme d'impondérables
oiseaux dans les exiguïtés de l'extinction!
Nous avions autrefois à Marchena, en pays andalous,
un compagnon d'entre les saints hommes dont l'occupation était
d'enseigner le Coran. C'était un excellent juriste, sachant
par cur le Coran et les hadîth, homme de piété
et de mérite, toujours au service des fuqarâ': son
nom est Abdu-l-Majîd ben Selmah. Il m'a raconté -
puisse Allah lui être propice - une chose qui lui est arrivée:
"Une nuit, disait-il, pendant que j'étais dans la
chambre où je fais d'habitude mes prières, je venais
de terminer mon oraison (hizb) et j'avais placé
ma tête entre mes genoux pour vaquer à l'invocation
(dhikr) d'Allah; alors je constate qu'une personne survient,
qui retire l'étoffe sur laquelle je priais et la remplace
par une natte grossière. Ensuite cet être me dit:
"Fais tes prières sur cette natte"! Or j'avais
verrouillé la porte de ma chambre alors que j'étais
tout seul. La frayeur s'empara de moi. L'homme me dit: "Celui
qui vit dans l'intimité d'Allah ne s'effraye pas"!
Et il ajoute: "Mais crains Allah en tout état"!
Alors j'eus une inspiration et je lui demandai: "O, Sîdî,
par quels moyens les Abdal arrivent-ils à être Abdal"?
Il me répondit: "Par les quatre qu'a mentionnés
Abû Tâlib (al-Makkî) dans la "Nourriture
(des Coeurs)": le silence, la solitude, la faim et la
veille". Alors il disparut sans que je sache comment
il avait pu entrer ni sortir, car la porte était restée
toujours fermée. Cependant la natte qu'il m'avait donnée
était sous moi". Cet homme était d'entre les
Abdal; son nom est Mu'âdh Ibn Ashras - qu'Allah soit satisfait
de lui! Les quatre choses qu'il a mentionnées sont les
piliers et les supports de cette noble voie. Qui ne prend pas
son appui sur elles et n'obtient pas par elles la stabilité,
erre hors de la voie d'Allah - qu'Il soit exalté!
Notre propos dans ces pages est de parler de ces quatre points
en consacrant à chacun une section pour y mentionner les
idées et les états spirituels qu'ils comportent.
Qu'Allah nous mette, nous et vous, parmi ceux qui les pratiquent
toujours et les réalisent. Certes, Il a tout pouvoir pour
cela!
Le silence est de deux sortes: "silence de la langue",
consistant dans l'abstention de parler autrement que par Allah
(bighayriLlâh) ou "avec un autre qu'Allah"
(ma'a ghayriLlâh), ces deux conditions étant
solidaires; "silence du cur", consistant dans le rejet
de toute pensée survenue dans l'âme et traitant de
choses créées. Celui dont la langue se tait, même
si son cur ne se tait pas, allège son fardeau; celui dont
la langue et le cur se taisent tous les deux, purifie son "centre
secret" (sirr) et son Seigneur s'y révèle;
celui dont le cur se tait, mais dont la bouche parle, prononce
les paroles de la Sagesse; mais celui dont ni la langue ni le
cur ne se taisent est objet de Satan et soumis à sa domination.
Le silence de la langue est un des traits ordinaires de tous les
hommes spirituels (al'âmma) et de tous les maîtres
de la voie (arbâbu-s-sulûk). Le silence du
cur est parmi les caractères distinctifs des "rapprochés"
(almuqarrabûn) qui sont des gens de contemplation.
Le hâl (l'état) que le silence assure aux
"progressants" (assâlikûn) est la
préservation des malheurs, et celui qu'il favorise chez
les "rapprochés" est l'entretien dans la familiarité
seigneuriale. Celui qui observe le silence en tout état
et sous tous les modes, n'a d'entretien qu'avec son Seigneur,
car il est évident qu'un silence absolu est impossible
pour l'homme en son âme; mais en se détachant de
la conversation avec les autres vers l'entretien avec son Seigneur,
il devient un confident "rapproché", bien assisté
dans sa parole; et s'il parle ensuite, il le fait selon la justice,
car il parle "selon Allah" ('aniLlâh) ainsi
qu'on le voit dans ce qu'Allah dit au sujet de Son Prophète:
"Et il ne parle pas selon la passion" (Coran, 53, 3).
La parole juste est fruit du silence en tant qu'abstention de
fauter (par la parole). La parole "avec un autre qu'Allah"
est une faute en tous cas, de même que la parole "autrement
que par Allah" est un mal sous tous les rapports. Allah dit:
"Dans beaucoup de leurs entretiens il n'y a pas de bien,
excepté celui qui ordonne de faire l'aumône, ou ce
qui est acceptable, ou ce qui rétablit le bon ordre parmi
les hommes" (Coran, 4, 114). Allah dit aussi: "Et on
ne leur avait ordonné que d'adorer Allah en lui offrant
un culte sincère" (Coran, 98, 5).
A l'état du silence se rattache le maqâm de la Révélation
(alwahy), avec ses différents modes.
Le silence produit la "connaissance d'Allah" (ma'rifatuLlAh)
.
La solitude est un moyen d'assurer le silence de la langue;
en effet celui qui s'écarte des hommes et n'a personne
avec qui s'entretenir est, d'une façon naturelle, amené
à renoncer aux paroles.
L'isolement est de deux sortes: celui des aspirants (almurîdûn)
qui consiste dans le fait d'éviter de se mêler matériellement
aux autres, et celui des connaisseurs sûrs (almuhaqqiqûn)
qui consiste dans le fait d'éviter intérieurement
le contact des choses créaturelles. Les curs de ces derniers
n'offrent de place qu'à la Science par Allah (al'Ilmu
biLlAh) qui constitue ce Témoin de la Vérité
(ShahidulHaqq), résultant de la pratique de la contemplation
et résidant dans le cur.
Ceux qui pratiquent l'isolement ont trois mobiles spirituels:
1) la crainte du mal provenant des hommes; 2) la crainte de faire
du mal au prochain; ce point est plus important que le précédent,
car dans le premier il est question d'une mauvaise opinion au
sujet des autres, alors que dans le deuxième, la mauvaise
opinion se rapporte à soi-même; or la mauvaise opinion
au sujet de sa propre âme est plus grave car tu te connais
mieux (que tu ne connais les autres); 3) le désir de rendre
permanente la compagnie du Maître que l'on a du côté
de l'Assemblée Sublime. Ainsi l'homme supérieur
est celui qui se fuit soi-même pour obtenir la compagnie
de son Seigneur. Celui qui préfère la solitude à
la fréquentation des autres, de ce fait même préfère
son Seigneur à ce qui est autre que Lui; or à celui
qui préfère son Seigneur, personne ne peut savoir
quels dons et secrets Allah lui accorde. La solitude est éprouvée
dans le cur seulement du fait qu'on a quitté une chose
et du fait de se trouver en intimité avec Celui vers lequel
on s'est retiré et qui fut la cause du désir d'isolement.
La solitude remplit par elle-même aussi la condition du
silence, car celui-ci en découle en mode nécessaire;
ceci s'entend naturellement du silence de la langue. Quant au
silence du cur, l'isolement ne l'apporte pas nécessairement
car quelqu'un peut s'entretenir en soi-même "autrement
que par Allah" et "avec un autre qu'Allah". C'est
pour cela que nous avons considéré le silence (dans
son ensemble) comme règle indépendante de la voie.
Celui qui s'attache à la solitude découvre le "secret"
de l'Unicité divine (alWahdaniyya alilàhiyya),
et cela lui procure plus spécialement, en fait de connaissances
et secrets, les secrets de l'Unité (alAhadiyya)
en tant que qualité (sifa). Le hal propre
de la solitude consiste dans le détachement des attributs,
qu'il s'agisse de l'initié ordinaire (assalik) ou
de celui qui a déjà la réalisation (almuhaqqiq).
Le plus haut mode de l'isolement est la "retraite" (al
khalwa) car celle-ci constitue un isolement dans l'isolement;
aussi son fruit est-il plus précieux que celui de l'isolement
ordinaire.
Celui qui pratique l'isolement doit avoir une certitude au sujet
d'Allah, afin qu'il n'ait aucune obsession qui lui ramène
la pensée hors de la chambre où il se tient; s'il
manque de certitude, qu'il prépare à l'avance sa
force en vue de l'isolement, afin qu'il soit renforcé dans
sa certitude par ce qui se dévoilera à lui dans
sa solitude. Ceci est une chose indispensable et une des règles
fermes qui conditionnent la pratique de l'isolement.
La solitude procure la "connaissance du Monde" (ma
'rifatud Dunya).
La faim est la troisième règle fondamentale de
cette voie divine; elle entraîne la quatrième règle
qui est la veille, de même que la solitude comporte le silence.
La faim peut être d'initiative libre (ikhtiyarî):
c'est la faim des salikûn. Elle peut être aussi
de force majeure (idtirarî) : c'est la faim des
muhaqqiqûn ; car l'être réalisé
ne s'impose pas lui-même un régime de faim, mais
(d'une façon naturelle) sa nutrition décroît
lorsqu'il se trouve dans la condition de l'intimité divine
(maqamulUns) . Si par contre, il se trouve dans la condition
de la Crainte révérentielle (maqamu lHayba),
il a besoin de beaucoup de nourriture. L'augmentation de la nourriture
chez les muhaqqiqûn est un signe sûr de la
violence avec laquelle les lumières de la Vérité
essentielle foncent sur leurs curs, comme effet de l'immensité
(al'Azama) découverte dans leur Contemplé;
la réduction de leur nourriture est de son côté
une preuve certaine du rapport d'intimité qu'ils ont avec
leur Contemplé. Par contre l'augmentation de la quantité
de nourriture chez les salikûn est un signe de leur
éloignement d'Allah et de leur renvoi de Sa porte, ainsi
que l'esclavage auquel ils sont réduits par l'âme
concupiscente et bestiale (an nafs ashshahwaniyya albahîmiyya)
; la réduction de leur nourriture est un signe que les
haleines de la grâce divine passent sur leurs curs et leur
font oublier les besoins de leurs corps.
La pratique de la faim est en tout état et de toute façon
un moyen qui intercède tant en faveur du salik que
du muhaqqiq en vue de l'atteinte d'un degré plus
élevé: dans ses "états spirituels"
(ahwal) pour le premier, dans ses "secrets acquis"
(asrar) pour le second. Il est toutefois entendu que le
pratiquant de cette règle de la faim n'exagère pas
ainsi la durée de son maintien en état de veille,
car un excès à cet égard mènerait
à l'extravagance mentale (alhawas), à la
perte de la raison, ainsi qu'au déséquilibre organique.
Il n'est pas admis que le salik s'applique à la
pratique de la faim en vue d'atteindre des états spirituels
autrement que par ordre d'un maître initiatique, Cheikh.
De sa propre initiative il ne pourra pas s'y adonner, mais il
lui est loisible lorsqu'il est seul (sans directeur spirituel)
de réduire la quantité de sa nourriture et de pratiquer
le jeûne ordinaire d'une façon continuelle (istidamatus
siyam), ainsi que de ne prendre qu'un seul repas par jour.
Si parfois il veut manger gras qu'il n'en use pas plus de deux
fois par semaine s'il veut être en profit; cela jusqu'à
ce qu'il ait trouvé un Cheikh, et lorsqu'il l'aura
trouvé il n'aura plus qu'à remettre son sort entre
ses mains et celuici s'occupera alors de son cas et de tout ce
qui concerne ses états.
La faim a un hal et un maqam. Le hal est
caractérisé par l'humilité, la soumission,
la modestie, la douceur, l'esprit de pauvreté, l'absence
de vanité, la tenue calme, l'absence de pensées
viles: tel est le hal des salikûn ; quant
à celui des muhaqqiqûn il est fait de finesse,
de pureté, d'affabilité, d'éloignement du
monde, de transcendance par rapport aux caractères de l'humanité
ordinaire par la vertu de la puissance divine et du pouvoir seigneurial.
Le maqam est celui de la Sustentation universelle (almaqam
assamadanî). C'est une condition très élevée
caractérisée par des secrets intellectuels (asrar),
des dévoilements contemplatifs (tajalliyat) et des
états spirituels (ahwal) que nous avons mentionnés
dans notre livre intitulé Mawaqi' anNujûm,
au chapitre relatif au Coeur; cela ne se trouve toutefois que
dans certains exemplaires du dit livre, car je l'avais complété
sur ce point à Bougie en l'année 597, après
qu'il en était déjà sorti partout beaucoup
de copies qui ne portaient pas des précisions sur cette
demeure initiatique.
Telle est l'utilité de la faim en vue de l'obtention de
l'énergie spirituelle (himma). Il n'est pas question
ici de la faim ordinaire; celle-ci peut être pratiquée
en vue du rétablissement de l'équilibre organique
et du bienêtre du corps, rien de plus.
La faim procure la connaissance de Satan (ma'rifatu shShaytan);
qu'Allah nous préserve ainsi que vous-mêmes du mal
de celui-ci.
La veille est le fruit de la faim, car le vide du ventre chasse
le sommeil. Il y a deux sortes de veilles; celle du coeur et celle
de l'oeil. Le coeur est en état de veille lorsque sortant
du sommeil des insouciances, il recherche les contemplations.
La veille de l'oeil procède du désir de maintenir
la puissance de l'esprit (alhimma) dans le coeur en vue
de "l'entretien nocturne" (almusamsra), car lorsque
l'oeil dort l'activité du coeur cesse; mais si le coeur
veille pendant que l'oeil dort, c'est pour atteindre finalement
la vision contemplative dans le "centre secret" (sirr)
mentionné précédemment, pas pour autre chose;
il ne convient pas qu'on pense à autre chose que cela.
L'utilité de la veille est le maintien de l'activité
du coeur, et par cela la progression, vers les degrés supérieurs
gardés auprès d'Allah le Sublime.
Le hal qui caractérise la veille est la conservation
du moment spirituel (alwaqt) avec Allah, tant chez le
salik que chez le muhaqqiq ; seulement ce dernier a
dans cet état un accroissement d'attributs seigneuriaux
(takhalluq rabbanî) que ne connaît pas le salik.
Le maqam rattaché à la pratique de la veille
est celui de l'Immutabilité ou de la Subsistance par soi
(alQayyûmiyya). Il y a parmi les initiés quelques-uns
qui contestent qu'il soit possible de réaliser l'Immutabilité
comme vérité personnelle (tahaqquq); d'autres
contestent qu'il soit possible d'en revêtir les attributs
(takhalluq). J'ai rencontré moi-même Abû
Abdallâh ben Junaydî qui contestait la possibilité
du takhalluq. Quant à nous, nous sommes de l'avis
contraire, car les vérités essentielles nous ont
instruit que l'Homme Universel (alInsan alKamil) peut être
porteur de tout nom de la dignité divine. S'il y a parmi
nos hommes quelqu'un qui n'admet pas ce point, c'est par manque
de connaissance de ce qu'est l'Homme dans sa vérité
essentielle et selon sa constitution; mais si un tel se connaissait
soi-même il ne verrait plus aucune difficulté.
La veille confère la connaissance de l'âme (ma'rifatunnafs).
Tels sont les fondements (arkan) de la Connaissance. Celle-ci
accomplit son cycle par l'obtention de quatre connaissances (spécifiques):
Allah, l'âme, le Monde et Satan. Lorsque l'homme s'éloigne
des créatures ainsi que de sa propre âme, et fait
taire en lui la conscience du moi pour laisser place seulement
à la connaissance du Seigneur, aussi lorsqu'il se détache
de la nourriture corporelle et se maintient en état de
veille pendant que les autres sont plongés dans le sommeil,
lorsqu'il réunit donc en lui ces quatre résultats,
sa nature humaine est transmuée en nature angélique,
sa servitude est changée en seigneurie, son intelligence
('aql) est convertie en faculté intuitive (hiss),
sa réalité invisible (ghayb) devient manifeste
(shahada) ! Alors lorsqu'il quitte son endroit il y laisse
un "substitut" (badal) constitué par une
substance subtile (haqîqa rûhaniyya) avec laquelle
se tiennent en rapport les esprits de l'endroit: quand quelqu'un
des humains de cet endroit manifeste un désir vif de la
personne absente, cette substance subtile prend forme corporelle
(tajassadat) devant ceux-ci. On lui parle et elle leur parle.
Ses interlocuteurs s'imaginent qu'ils ont affaire avec l'être
véritable alors que celui-ci est loin de là jusqu'à
ce qu'il ait terminé ce qu'il avait à faire. Cette
substance subtile peut prendre forme corporelle aussi dans le
cas où celui auquel elle appartient conçoit lui-même
un désir intense de l'endroit quitté ou encore quand
il y a entre lui et cet endroit une attache qui intéresse
sa force spirituelle (ta'alluqu himmatin). Pareille chose
peut arriver même à quelqu'un qui n'est pas Badal
; la différence consiste alors en ceci que le Badal
véritable en quittant son lieu sait qu'il y a laissé
un"substitut" alors que celui qui n'est pas Badal
ne sait rien quoiqu'il en ait laissé un; et l'explication
de cette différence réside dans le fait que celui
qui n'est pas Badal ne possède pas (pleinement)
les quatre fondements mentionnés.
Nous demandons à Allah qu'Il nous accorde à nous et à vous la grâce d'accomplir ces règles, et d'accéder aux degrés de la Vertu Parfaite (alIhsân). Certes Il est le Maître généreux. Et louange à Allah le Seigneur des Mondes!
'Ilm al Yaqin |
Extrait de l'ouvrage traduit de l'arabe, présenté et annoté par Michel Valsan. Paris, Les Editions de l'Oeuvre, 1992.