
La vie d'Abd el Kader
CHAPITRE I
1807-1828
Abd el Kader Nasr-Ed-Din, quatrième fils d'Abd el Kader
Mehi-Ed-Din, naquit au mois de mai 1807, à la ketna
paternelle, dans le village ancestral sis sur les rives de la
rivière Hammam. Cette localité est située
dans le district d'Eghris, dépendant de la province d'Oran
en Algérie (1).
Dès la première enfance, Abd el Kader devint l'objet
particulier des plus chères affections de son père.
Alors même qu'il était encore à la mamelle,
le père attendri insistait constamment pour tenir l'enfant
dans ses bras, et ce n'est qu'à regret qu'il le confiait
à d'autres mains pour les soins les plus simples. On eût
dit qu'une sorte d'impulsion secrète, ou indéfinissable,
l'obligeait à consacrer une attention et un soin exceptionnels
à cet enfant, dont la carrière future allait être,
d'une manière si glorieuse et inoubliable, associée
au destin de son pays.
Le jeune garçon, dès le début, fit preuve
d'une robuste santé, tandis que, par un étrange
contraste, son caractère accusait une grande timidité
naturelle. L'expression " avoir peur de son ombre ",
aurait pu, en ce qui le concerne, être prise au pied de
la lettre. Dans les années qui suivirent, lorsque, dans
la vigueur et la fierté de l'âge adulte, il brilla
comme le plus brave d'entre les braves-toujours le premier pour
mener la charge et le dernier pour couvrir la retraite-combien
de fois son père ne l'a-t-il pas taquiné sur sa
première fragilité de jeune garçon, pour
mieux s'émerveiller de l'extraordinaire changement !
Les facultés mentales du garçon furent d'une inhabituelle
précocité. Il pouvait lire et écrire à
l'âge de cinq ans. A douze ans, il était "
taleb", c'est-à-dire commentateur autorisé
du Coran, des Hadiths ( tradition du prophète Mohammed
), et des plus estimées d'entre les gloses de sa religion.
Deux ans plus tard, il parvint au titre hautement recherché
de " Hafiz ", réservé au lettré
qui sait par coeur la totalité du Coran. On lui confia
dès lors une classe dans la mosquée familiale,
où il expliquait les passages les plus difficiles et les
plus obscurs des commentateurs Le but de sa juvénile ambition
était de devenir un grand marabout, tout comme ce père
qu'il aimait et admirait avec un enthousiasme qui touchait à
l'adoration.
A dix-sept ans, le jeune homme se distinguait d'entre ses compagnons
par sa force et sa souplesse. La parfaite symétrie, la
grâce de sa tournure - sa taille était environ cinq
pieds six pouces [soit 1 mètre 68 environ]-, sa robuste
charpente, sa large et profonde poitrine, tout témoignait
d'un édifice voué à une activité
inlassable, capable de supporter l'extrême fatigue.
Comme homme de cheval, il était sans égal. Il n'était
pas seulement un cavalier plein de grâce, mais son étonnante
maîtrise dans ces hauts faits de l'équitation qui
exigent le coup d'oeil le plus aigu, la main la plus ferme, et
les dépenses les plus grandes de puissance musculaire,
faisaient l'admiration de tous ceux qui le connaissaient. C'est
ainsi qu'il faisait la voltige, prenant, d'une main, appui sur
la croupe et touchant de la poitrine l'épaule de son cheval.
Ou encore, lançant sa monture au grand galop, puis dégageant
ses pieds des étriers et se dressant droit sur la selle,
il tirait sur la cible avec une rare précision. Sous sa
touche adroite et légère, son arabe bien dressé
s'agenouillait, ou faisait la courbette, debout sur ses postérieurs,
les antérieurs battant l'air, ou encore, faisant croupades
et cabrioles, bondissait et sautait comme une gazelle.
Mais c'était sur le champ de course que le jeune homme
brillait avec le plus d'éclat. Ce passe-temps passionnant,
auquel la noblesse algérienne se livre avec un enthousiasme
que ne surpassent guère nos amateurs du turf les plus
exaltés, était son exercice favori. Montant un
coursier noir de jais-(couleur qu'il affectionnait particulièrement
parce qu'elle est généralement accompagnée
de qualités équestres supérieures, et qu'elle
ne soulignait que mieux la blancheur de son burnous) - il était
le point de mire de tous les regards.
Sa tenue était fort simple. Seules ses armes témoignaient
de quelque luxe. Son long fusil tunisien était incrusté
d'argent, ses pistolets de nacre et de corail, et son sabre de
Damas logeait dans un fourreau d'argent ciselé. Ce brillant
appareil, joint aux dons exceptionnels que la nature lui avait
dispensés, jetait sur sa personne un charme inexprimable.
Son visage, du type classique le plus pur, était singulièrement
séduisant dans son expressive et presque féminine
beauté. Son nez-de taille moyenne et délicatement
dessiné - était un heureux compromis entre le type
Grec et le type Romain; ses lèvres, finement ciselées
et légèrement amincies, dénotaient à
la fois une réserve pleine de dignité et une grande
fermeté de caractère .; tandis que ses grands yeux,
brillants, de couleur noisette, s'éclairaient, sous un
large front d'une blancheur de marbre, d'une mélancolique
douceur, où, par instants, étincelaient les éclairs
de l'intelligence et du génie.
Une fois la course engagée, toute son attitude, tous ses
gestes témoignaient d'un parfait sang-froid et d'une pleine
maîtrise de soi. Distançant ses nombreux concurrents,
il franchissait, seul le plus souvent, la ligne d'arrivée,
au milieu des cris d'encouragement, des applaudissements, et
des appels exaltants de centaines de voix féminines éclatant
en " you-you " -ce cri aigu et perçant de joie
et de bienvenue en usage chez les arabes et qui sait si bien
soulever les coeurs des guerriers triomphants.
Et c'est ainsi qu'à d'autres périodes de sa vie
où il accomplit ces raids fabuleux qui stupéfiaient
et déroutaient ses ennemis, passant de nombreuses semaines,
sans dormir sous un toit ou sans déposer son sabre-on
put dire de lui, à juste titre que " sa selle était
son trône ".
En Algérie, la noblesse se compose de deux classes distinctes
-les Marabouts et les Djouads. Les premiers doivent leur rang
à la religion, les seconds à l'épée.
Ces représentants respectifs de l'influence morale et
de l'ascendant physique se considèrent mutuellement avec
mépris et jalousie. Les Djouads accusent les Marabouts
d'ambition mal déguisée, d'une soif de richesse
et de puissance dissimulée sous le prétexte spécieux
que chacune de leurs acquisitions ne sert qu'au bien de la religion.
Les Marabouts reprochent aigrement aux Djouads leur violence,
leur vie de débauche et de rapine.
Le " Djied " se consacre entièrement à
la chasse. Il trouve son plaisir dans tous les exercices vigoureux
qui exigent adresse et courage. Il met son orgueil à être
un expert en fauconnerie, ou un maître de la chasse à
la gazelle, à l'autruche, à la panthère,
au sanglier. Ces violentes poursuites, cette passionnante émulation
qui fait tendre et rassembler toutes les énergies du corps
et de l'esprit, le préparent aux affrontements plus sérieux
de la guerre. La chasse est l'école de la razzia.
Bien qu'il n'eût certainement jamais contemplé la
possibilité de participer un jour à une razzia,
et bien qu'il désapprouvât catégoriquement
cette façon de faire la guerre (généralement
inspirée par le désir pur et simple de faire du
butin) qu'il jugeait contraire à la fois à ses
principes et à ses goûts, Abd el Kader s'adonnait
toutefois à la chasse avec ardeur. Sa distraction favorite
était la chasse au sanglier. Evitant soigneusement la
tapageuse ostentation des Djouads, qui partaient en expédition
avec leur long cortège de compagnons et de domestiques,
leurs faucons et leurs lévriers, il enfourchait discrètement
sa monture, et n'emmenant avec lui que deux ou trois familiers,
plongeait dans les profondeurs de la forêt. Au retour de
ses parties de chasse, il se remettait à ses études
avec une ardeur renouvelée.
Il n'est pas surprenant qu'un être aussi hautement doué
par la nature, et qui prenait si sérieusement à
coeur la nécessité de se cultiver et de progresser,
ait pu gagner peu à peu un ascendant considérable
sur tout son entourage. En fait, Abd el Kader partageait déjà
le respect, la confiance et l'affection sans limites, que les
Arabes de la province d'Oran vouaient à son père
depuis si longtemps. Ce dernier, débordant de la joie
de voir ainsi réalisées ses espérances les
plus chères, ne pouvait plus remplir une obligation sociale,
ou célébrer quelque occasion, sans la présence
de son fils favori. Dans ses audiences publiques, dans ses plans,
dans ses projets, dans ses déplacements les plus brefs,
comme dans ses visites plus lointaines aux beys Turcs résidant
à la ville, ou aux tribus arabes du Tell et du Sahara,
Abd el Kader était devenu son inévitable confident
et compagnon.
Suivant l'usage musulman et la loi du Coran, Abd el Kader se
maria jeune. " Mariez-vous jeune ", dit le Prophète,
" le mariage permet à l'homme de maîtriser
son tempérament et à la femme de régler
sa conduite ". A cette période de la vie où
les passions commencent à agiter le coeur de l'homme,
Abd el Kader fut, plus spécialement encore, l'objet de
la sollicitude de son père. Des serviteurs fidèles
et dignes de confiance l'accompagnaient partout où il
allait. On ne lui permettait jamais de rester seul. On lui évitait
ainsi des tentations qui auraient pu mettre en danger la pureté
de ses murs. A l'âge de quinze ans, il épousa sa
cousine, Leila Heira, également remarquable par sa beauté
et ses qualités morales.
Enfin arriva l'heure où Mehi-ed-Din, alors dans sa cinquantième
année, sentit qu'il était de son devoir d'accomplir
le pèlerinage à La Mecque. De grands préparatifs
furent mis en train pour ce solennel événement.
Que de supplications de la part de ses fils et de ses familiers
pour être admis à la grâce de partager les
dangers et les honneurs du voyage ! Qui aurait pu supporter la
pensée d'être laissé en arrière ?
Dans l'embarras où le jetaient de telles insistances,
Mehi-ed-Din fit part de son intention de partir seul. Cependant,
le lendemain, une exception fut annoncée: en faveur d'Abd
el Kader. Le coeur brisé, tous furent obligés de
s'incliner devant cette décision sans appel.
C'est ainsi que le père et le fils quittèrent la
ketna en octobre 1823.
Le bruit du départ de Mehi-ed-Din se répandit bientôt
à travers toute la province d'Oran. Comme par un phénomène
soudain d'imitation et de sympathie, de tous côtés,
les Arabes s'agitèrent. Tous se souvenaient qu'ils avaient
un pèlerinage à accomplir. " A la Mecque,
à la Mecque ! " tel était le cri qu'on entendait
résonner à travers tous le pays. Des groupes se
formaient, qui se procuraient des mules et préparaient
des tentes.
A l'étape du premier jour, Mehi-Ed-Din vit son campement
envahi par des centaines d'Arabes réclamant bien haut
le privilège de se joindre à lui en son dévot
périple. Le lendemain, ces centaines étaient devenues
des milliers. A sa quatrième étape, c'est une mer
de tentes qu'il vit surgir autour de la sienne. De la remontrance
la plus indulgente au refus le plus brutal, tout s'avérait
inutile. Mehi-ed-Din était leur Marabout, leur chef, leur
saint homme, et doublement bénis seraient ceux qui iraient
baiser le tombeau sacré sous de tels auspices. Le sixième
soir, l'immense pèlerinage était assemblé
sur les rives de l'Edjervia (O. Djidoua) dans la vallée
du Cheliff.
Au milieu de la nuit, un cavalier turc fit irruption dans le
campement en plein galop, et mit pied à terre devant la
tente de Mehi-ed-Din. Il apportait une dépêche du
Bey Hassan, le gouverneur d'Oran. Le message fut ouvert sur-le-champ
par Abd el Kader: il contenait, en termes courtois, à
l'adresse de son père, une invitation à se rendre
au siège du gouvernement de la province. Avant l'aube,
Mehi-ed-Din en avait terminé avec les dispositions à
prendre pour s'en retourner vers Oran, afin de se plier aux ordres
de son chef.
Grande fut la consternation qui saisit les Arabes lorsque se
répandit la nouvelle de cette convocation inattendue;
non seulement voyaient-ils leurs espérances compromises
et frustrées, mais ils commencèrent à éprouver
les craintes les plus vives pour leur chef bien aimé.
Ils se pressaient par grappes autour de lui. Certains s'accrochaient
à lui, d'autres s'agrippaient à son cheval; d'autres
encore, dans leur désespoir, se jetaient en travers de
son chemin. Tous l'imploraient, le suppliaient de ne pas tenir
compte du message. A toutes ces ferventes démonstrations
d'affection, Mehi-ed-Din, avec cet esprit de loyauté qui
ne l'a jamais abandonné, répondait paisiblement:
" Mes enfants, mon devoir est d'obéir, et j'irai,
dussé-je y laisser ma tête ".
Sur ces mots, et après avoir dit adieu aux amis qui l'entouraient,
il prit avec Abd el Kader le chemin qui le menait aux lieux où
il était convoqué.
La réception qui lui fut faite par le bey Hassan fut apparemment
franche et cordiale: " Vous savez, mon ami, lui dit le bey,
à quel point vous avez ma faveur et mon estime. J'ai été
profondément peiné d'entendre les bruits malveillants
qu'on a répandus sur votre compte. Vos ennemis sont nombreux.
Je redoutais de vous voir tomber entre les mains du Dey d'Alger,
dans le territoire duquel vous veniez de pénétrer
d'une manière qui, je le sais, a éveillé
ses soupçons. Je vous ai envoyé chercher, pour
vous sauver d'un danger imminent. J'avais le coeur rempli d'anxiété
à votre sujet " - " Et c'est bien pour vous
soulager de votre anxiété, répliqua Mehi-
ed-Din d'une voix doucement sarcastique, que j'ai répondu
à votre convocation ".
En fait, il n'était guère douteux que le Bey Hassan
ne fût lui-même inspiré par ces sentiments
de jalousie et de suspicion qu'il prêtait à son
collègue d'Alger. L'étrange et inhabituel rassemblement
d'Arabes autour de Mehi-ed-Din l'avait alarmé. Il haïssait,
pour la connaître, la popularité du grand marabout.
Il craignait qu'elle ne pût un jour l'élever au
rang de puissance rivale. Il se rendait très bien compte
que toute démarche d'hostilité ouverte contre l'homme
qu'il redoutait eût été dangereuse! sinon
inefficace. Mais à présent voici qu'il avait réussi,
sous le couvert de l'amitié, à le tenir en son
pouvoir. Ses façons d'agir devaient bientôt révéler
ses intentions réelles. A peine Mehi-ed-Din et Abd el
Kader avaient-ils gagné le logement qui leur avait été
assigné qu'une garde turque fut placée à
la porte. Des soldats les escortaient partout où ils allaient.
Ils entraient avec eux chez les amis qu'ils visitaient. Ils se
tenaient à leurs côtés à la mosquée.
Ils étaient des prisonniers d'Etat.
Cet irritant état de fait se maintint avec la même
rigueur pendant deux ans. Mehi-ed-Din ne formula jamais la moindre
remontrance. Profitant de leur réclusion forcée,
Abd el Kader et lui poursuivaient leurs études favorites,
attendant avec une stoïque résignation la fin du
caprice de leur tyran. Finalement, Hussein Bey, conscient de
l'absurdité de ses craintes, manda Mehi-ed-Din et lui
donna l'autorisation de reprendre son pèlerinage.
Résolus de ne pas retourner à la ketna, ne fût-ce
que pour dire un nouvel adieu à leur famille, de peur
que cette démarche ne déclenchât à
nouveau les manifestations qui avaient déjà causé
tant d'embarras, Mehi-ed-Dine et Abd el Kader, dans le courant
de novembre 1825 (2), quittèrent Oran dans le plus grand
secret. Passant par Médéa et Constantine, ils atteignirent
Tunis, où il se joignirent à une compagnie de 2.000
pèlerins qui attendaient là l'occasion propice
de continuer leur voyage par mer jusqu'à Alexandrie. Ils
s'embarquèrent peu après et tous ensemble, sur
un vaisseau qui s'y rendait. Surpris par une violente tempête,
ils durent rebrousser chemin. L'essai suivant fut plus heureux;
et après avoir louvoyé pendant une quinzaine de
jours, ils touchèrent enfin au port.
Après quelques jours passés à Alexandrie,
Mehi-ed-Din et Abd el Kader poursuivirent jusqu'au Caire, et
plantèrent leur tente sous les murs de la ville. C'est
là que, pour la première et la dernière
fois, Abd el Kader vit Mehemet Ali. Le jeune pèlerin était
alors fort loin de s'imaginer, en contemplant le célèbre
guerrier, qu'il était lui-même destiné à
le surpasser, quelques années plus tard, en valeur militaire,
en compétence politique, et en traits héroïques
de renommée mondiale.
L'itinéraire habituel vers la Mecque, par Suez et Djedda,
s'accomplit sans incident notable. Après avoir accompli
leurs dévotions à la Caaba, Mehi-ed-Din et Abd
el Kader se séparèrent de leurs compagnons pour
se rendre à Damas. Ils séjournèrent plusieurs
mois dans cette cité, y firent connaissance des principaux
Ulemahs, et passèrent la plus grande partie de leur temps
à écouter ou tenir des conférences théologiques
dans la grande mosquée. Après quoi, ils se mirent
en route pour un autre pèlerinage, à peine moins
sacré à leurs yeux que celui de la Mecque,-le pèlerinage
à la tombe du fameux Abd el Kader il Djellali, le saint
patron de l'Algérie. Il leur fallut trente jours pour
parvenir à Bagdad, par la route de Palmyre. Comme ils
appartenaient à une famille renommée pour tous
les présents de valeur que tant de ses membres avaient
déposés sur le tombeau sacré, ils reçurent
l'accueil le plus empressé du Cadi de la cité,
Mohammed el Zachariah, lui-même descendant du grand Saint.
Mehi-ed-Din offrit un plein sac d'or. Douter des pouvoirs miraculeux
d'Abd el Kader il Djellali eût été, aux yeux
du Marabout, un péché aussi grand, que, pour un
chrétien, douter de la mission des douze apôtres.
Par trois fois, son père Mustapha avait accompli le pèlerinage
de Bagdad et avait été, chaque fois, gratifié
d'apparitions particulières. Une fois, sur le chemin du
retour, et alors qu'il se trouvait encore à huit jours
de Damas, il se trouva séparé de la caravane et
perdit son chemin. Effrayé, surpris par la nuit, il se
retrouva seul au milieu du désert. Soudain, un nègre
surgit à ses côtés et lui offrit de le guider
jusqu'à la ville. A l'aube, il aperçut les minarets.
L'appel du muezzin à la prière retentit à
ses oreilles. Pendant quelques heures, le temps et l'espace avaient
été annihilés.
Une autre fois, alors qu'il se trouvait au Caire, il éprouva
le désir d'acheter un livre. Hélas, il manquait
de l'argent nécessaire. Soudain, un étranger, venant
à lui, lui mit quelques pièces de monnaie dans
la main, et disparut.
Telles étaient, suivant la croyance de Mehi-ed-Din, les
récompenses d'une foi inébranlable en Abd el Kader
il Djillali.
Ce saint musulman brillait de tout son éclat au douzième
siècle. Des cénotaphes à sa mémoire
sont répandus par tout l'Orient. En Algérie, on
croit que les manifestations du monde matériel sont soumises
à son contrôle. Il n'est pas de voyage qui ne soit
entrepris sans que prières soient faites pour demander
sa protection; il n'en est pas qui se termine sans festivités
en son honneur. Les Arabes attribuent le succès et la
fortune d'Abd el Kader au patronage de son tout-puissant homonyme.
Mais chaque fois qu'on demandait à Abd el Kader si lui-même
ajoutait foi à de telles superstitions, il répondait
invariablement, en pointant l'index vers le ciel: " Ma confiance
était en Dieu seul ".
On a fait circuler de nombreux récits à propos
de mystérieuses prophéties qui auraient révélé
à Abd el Kader sa future grandeur, pendant son séjour
à Bagdad. Tout cela est sans fondement. Il est vrai que
Mehi-ed-Din fit un rêve où une créature angélique
lui apparut, qui, lui mettant une clé dans la main, lui
dit de retourner en hâte vers Oran. Lui demandant ce qu'il
devait faire avec cette clef, il s'entendit répondre:
" Dieu te guidera ". A l'époque, le rêve
impressionna les deux pèlerins, s'imprima pour longtemps
dans leur mémoire. Mais s'il excitait leur curiosité,
ils n'en tiraient aucune conclusion illusoire.
Après un séjour de trois mois à Bagdad,
père et fils reprirent le chemin de la Mecque. Leurs ressources
étaient épuisées Pour le reste de leur voyage,
ils vécurent sur celles de leurs compagnons de voyage,
pèlerins qui, comme eux, rentraient en Algérie.
Ils firent tout le trajet par voie de terre, et se retrouvèrent
au bercail au début de l'année 1828, après
une absence de plus de deux ans.
Grandes furent les réjouissances qui célébrèrent
leur retour, sains et saufs, à la ketna. La première
et la plus mémorable de cette suite de festivités
fut un grand banquet en l'honneur d'Abd el Kader il Djellali.
Quinze bufs et quatre-vingts moutons furent sacrifiés.
Des invités de tout rang et de toute classe arrivaient
à toute heure et de toutes parts, spontanément
et sans y être invités. Certains, superbement montés
et en magnifique attirail, étaient suivis de cortèges
d'esclaves et de domestiques; d'autres, issus des classes moyennes,
venaient chevauchant qui des mules, qui des ânes, pendant
que des centaines de gens plus modestes ne cessaient de défiler,
anticipant ardemment l'accueil princier de leur Marabout vénéré.
Mehi-ed-Din, dont l'hospitalité était proverbiale,
ne voulut pas mettre de limites à cette coûteuse
profusion; et ainsi, semaine après semaine, de nouveaux
invités arrivaient sans cesse pour grossir cette vague
immense de festivité. Et ce ne fut qu'après avoir
vu presque tous les Arabes de la province d'Oran et de nombreuses
députations des tribus du Sahara venir poser leur tribut
d'hommages et de félicitations au Chef respecté
des Hachem, que l'Oued liammam recouvra son aspect coutumier
de paix et de tranquillité.
Abd el Kader redevint donc un paisible habitant de la paternelle
ketna. Il fit voeu de pieuse réclusion. Aucune vision
de grandeur humaine ne se dessinait devant ses yeux. Aucune ambition
matérielle ne faisait battre son coeur plus vite. Il en
méprisait les séductions. Il consacrait tout son
temps à l'étude, sérieusement, inlassablement.
Il n'y eut pas de moine cloîtré qui évitât
mieux que lui tout contact avec ses semblables. Du lever au coucher
du soleil, il quittait rarement sa chambre. Il ne s'interrompait
que pour les repas et les diversions sacrées de la prière.
Les oeuvres de Platon, Pythagore, Aristote, les traités
des plus fameux auteurs de l'ère des Califes, sur l'histoire
ancienne et moderne, la philosophie, la philologie, l'astronomie,
la géographie, et même des ouvrages de médecine,
étaient parcourus avec ferveur par l'étudiant enthousiaste.
Sa bibliothèque se développait sans cesse. Les
plus grands esprits l'entouraient. Il n'aurait pas changé
l'intimité qu'il entretenait avec eux contre tous les
trônes de l'univers.
La mystérieuse puissance qui règle la volonté
humaine et fait que le destin de chacun des mortels est soumis
à son irrésistible volonté, qui est toute
sagesse et toute intelligence, exerçait son invisible
influence. Abd el Kader avait renoncé au monde: et, avant
longtemps, il allait y surgir comme un de ses protagonistes.
Il haïssait la guerre; et pourtant il allait bientôt
briller, sur le front des combats, comme son étoile la
plus éclatante.
(1) Léon Roches (cf: trente deux ans à travers
l'Islam. T. I, p. 140) donne la date du 15 redieb 1223 (début
1808). N.D.T'.
(2) En réalité, ce départ n'aurait eu lieu
qu'en 1828. N.D.T.
Sommaire
Extraits de La vie d'Abd-El-Kader de Charles-Henry
Churchill (1ère édition 1867), introduction, traduction
et notes de Michel Habart, seconde édition, Alger, SNED,
1974.
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