Ce que nous allons dire ici relève de l'allusion subtile
(ishara) et non de l'exégèse (tafsir)
proprement dite.
Dieu prescrit aux muhammadiens de dire à toutes les communautés
appartenant aux "Gens du Livre"- chrétiens, juifs,
sabéens et autres: "Nous croyons en ce qui nous a
été révélé", c'est-à-dire
en ce qui s'est épiphanisé à nous, à
savoir le Dieu exempt de toute limitation, transcendant dans son
immanence même, plus encore: transcendant dans sa transcendance
même; et qui en tout cela demeure pourtant immanent. "Et
en ce qui vous a été révélé",
c'est-à-dire en ce qui s'est épiphanisé à
vous dans les formes conditionnées, immanentes et limitées.
C'est Lui que Ses théophanies manifestent à vous
comme à nous. Les divers termes qui expriment la "descente"
ou la "venue" de la révélation ne désignent
rien d'autre que des manifestations (zuhurat) ou des théophanies
(tajalliyat) de l'Essence, de Son verbe ou de tel ou tel
de Ses attributs. Allah n'est pas "au-dessus" de quiconque,
ce qui impliquerait qu'il faut "monter" vers Lui. L'Essence
divine, Son verbe et Ses attributs ne sont pas localisables dans
une direction particulière d'où ils "descendraient"
vers nous.
La "descente" et les autres termes de ce genre n'ont
de sens que par rapport à celui qui reçoit la théophanie
et à son rang spirituel. C'est ce rang qui justifie l'expression
de "descente" ou les expressions analogues. Car le rang
de la créature est bas et inférieur alors que celui
de Dieu est élevé et sublime. N'eût été
cela, il ne serait pas question de "descendre" ou de
"faire descendre" [la Révélation] et on
ne parlerait pas de "montée" ou d"'ascension " , d "'abaisser" ou d"'approcher".
C'est la forme passive [dans laquelle le sujet réel de
l'action exprimée par le verbe reste occulté] qui
est employée dans ce verset car la théophanie dont
il s'agit ici se produit à partir du degré qui totalise
tous les Noms divins. De ces Noms ne s'épiphanisent, à
partir de ce degré, que le nom de la divinité (c'est-à-dire
le nom Allah), le nom al-Rabb ("le Seigneur")
et le nom al-Rahman ("le Tout-Miséricordieux").
[Parmi les témoins scripturaires de ce qui précède]
Allah a dit: "Et ton Seigneur viendra" (Cor. 89: 22),
et, de même, on trouve dans une tradition prophétique:
"Notre Seigneur descend...'' Allah a dit encore: "Sauf
si Allah vient" (Cor. 2: 210), etc. Il est impossible qu'un
des degrés divins s'épiphanise avec la totalité
des Noms qu'il renferme. Il manifeste perpétuellement certains
d'entre eux et en cache d'autres. Comprends!
Notre Dieu et le Dieu de toutes les communautés opposées
à la nôtre sont véritablement et réellement
un Dieu unique, conformément à ce qu`II a dit en
de nombreux versets: "Votre Dieu est un Dieu unique"
(Cor. 2: 163; 16: 22; etc.) Il a dit aussi: "Il n'y a de
dieu qu'Allah" (wa ma min ilahin ila Llahu, Cor. 3:
62). Il en est ainsi nonobstant la diversité de Ses théophanies,
leur caractère absolu ou limité, transcendant ou
immanent, et la variété de Ses manifestations. Il
S'est manifesté aux muhammadiens au-delà de toute
forme tout en Se manifestant en toute forme, sans que cela entraîne
incarnation, union ou mélange. Aux chrétiens, Il
s'est manifesté dans la personne du Christ et des moines,
ainsi qu'il le dit dans le Livre. Aux juifs, Il s'est manifesté
sous la forme de 'Uzayr et des rabbis; aux mazdéens sous
la forme du feu, et aux dualistes dans la lumière et la
ténèbre. Et II s'est manifesté à tout
adorateur d'une choses quelconque- pierre, arbre ou animal...-
sous la forme de cette chose: car nul adorateur d'une chose finie
ne l'adore pour elle-même. Ce qu'il adore, c'est l'épiphanie
en cette forme des attributs du Dieu vrai- qu'il soit exalté!-,
cette épiphanie représentant, pour chaque forme,
l'aspect divin qui lui correspond en propre. Mais [au-delà
de cette diversité des formes théophaniques], ce
qu'adorent tous les adorateurs est un, leur faute consistant seulement
dans le fait de le déterminer limitativement [en l'identifiant
exclusivement à une théophanie particulière].
Notre Dieu, celui des chrétiens, des juifs, des sabéens
et de toutes les sectes égarées, est Un, ainsi qu'il
nous l'a enseigné. Mais Il S'est manifesté à
nous par une théophanie différente de celle par
laquelle Il S'est manifesté dans Sa révélation
aux chrétiens, aux juifs et aux autres sectes. Plus encore:
Il S'est manifesté à la communauté muhammadienne
elle-même par des théophanies multiples et diverses,
ce qui explique que cette communauté à son tour
comprenne jusqu'à soixante-treize sectes différentes,
à l'intérieur de chacune desquelles il faudrait
encore distinguer d'autres sectes, elles-mêmes variées
et divergentes, ainsi que le constate quiconque est familier avec
la théologie. Or tout cela ne résulte de rien d'autre
que de la diversité des théophanies, laquelle est
fonction de la multiplicité de ceux à qui elles
sont destinées et de la diversité de leurs prédispositions
essentielles. En dépit de cette diversité, Celui
qui s'épiphanise est Un, sans changement de l'éternité
sans commencement à l'éternité sans fin.
Mais II Se révèle à tout être doué
d'intelligence à la mesure de son intelligence. "Et
Allah embrasse toute chose, et Il est le Savant par excellence"
(Cor. 2: 115).
Il y a donc en fait unanimité des religions quant à
l'objet de l'adoration- cette adoration étant co-naturelle
à toutes les créatures, même si peu d'entre
elles en ont conscience- du moins en tant qu'elle est inconditionnée,
et non point quand on la considère sous le rapport de la
diversité de ses déterminations. Et nous, musulmans,
ainsi qu'II nous l'a prescrit, sommes soumis au Dieu universel
et croyons en Lui. Ceux qui sont voués au châtiment
ne le sont qu'en tant qu'ils L'adorent sous une forme sensible
exclusive de toute autre. Seule connaît la signification
de ce que nous disons l'élite de la communauté muhammadiennne,
à l'exclusion des autres communautés. Il n'y a pas
au monde un seul être- fût-il de ceux qu'on appelle
"naturalistes", "matérialistes" ou
autrement-qui soit véritablement athée. Si ses propos
te font penser le contraire, c'est ta manière de les interpréter
qui est mauvaise. L'infidélité (kufr) n'existe
pas dans l'univers, si ce n'est en mode relatif. Si tu es capable
de comprendre, tu verras qu'il y a là un point subtil:
à savoir que quiconque ne connaît pas Dieu de cette
connaissance véritable n'adore en réalité
qu'un seigneur conditionné par la croyance qu'il a à
son sujet, et qui ne peut donc se révéler à
lui que dans la forme de sa croyance. Mais le véritable
Adoré est au-delà de tous les "seigneurs"!
Tout cela fait partie des secrets qu'il convient de celer à
quiconque ne suit pas notre voie. Prends garde! Celui qui les
divulgue doit être compté parmi les tentateurs des
serviteurs de Dieu; et nulle faute ne peut être imputée
aux docteurs de la Loi s'ils l'accusent d'être un infidèle
ou un hérétique dont on ne peut accepter le repentir.
"Et Dieu dit la Vérité, et c'est Lui qui conduit
sur la voie droite" (Cor. 33: 4).
Mawqif 246.
'Ilm al Yaqin |
Extraits de Écrits spirituels (Kitab al Mawaqif) de l'Émir Abd el-Kader, présentés et traduits de l'arabe par Michel Chodkiewicz (Paris, Seuil, 1988).