INTERPRÉTATIONS
HUMBLE VOYAGE
D'UN OCCIDENTAL
VERS L'ISLAM
Le récit d'un journaliste suisse
Par Roger Du Pasquier
Ce texte est paru dans Le
Temps stratégique No 22, automne 1987.

Roger Du Pasquier, licencié en histoire et géographie,
journaliste, a écrit Découverte de l'Islam
(Paris, Seuil, 1984). L'Islam entre la tradition et la révolution
(Paris, Tougui, 1987) et prépare, pour les Éditions
du Cerf, à Paris, un ouvrage sur les réalités
et illusions du réveil islamique. Il a traduit également
plusieurs ouvrages sur l'islam, le soufisme et les spiritualités
orientales.

Aux yeux des Occidentaux, dont, en général,
l'ignorance du monde musulman se combine avec d'énormes
préjugés, peu de choses suffisent pour se faire
regarder comme "expert" en islam ou, plus grave, comme
sympathisant et même converti. Il y a maintenant trente-six
ans qu'un tournant de ma vie professionnelle m'a brusquement
placé en présence de l'humanité musulmane
puis d'autres peuples de tradition non chrétienne.
Une curiosité d'esprit sans doute en accord avec le métier
de journaliste me donna dès lors le besoin irrépressible
de chercher à comprendre la nature véritable de
ce qui différencie ces peuples orientaux de notre Occident
moderne. Cela devait forcément me conduire à des
investigations sur leurs croyances religieuses, auxquelles ils
restaient manifestement beaucoup plus attachés que nous
autres Européens.
D'ailleurs un homme d'expérience avait averti le jeune
reporter que j'étais: "Si vous voulez vraiment comprendre
quelque chose à l'Orient, il vous faut en étudier
les religions." Je m'y efforçai effectivement, ce
qui me fit découvrir des horizons insoupçonnés
et souvent éblouissants pour l'esprit.
Pareilles découvertes, qui s'échelonnèrent
sur de longues années, devaient évidemment exercer
leur influence sur ce que j'écrivais en tant que journaliste,
avant de me fournir la matière de quelques autres publications,
celles-ci concernant plus spécialement l'islam. La sympathie
et la compréhension que y j'ai depuis lors témoignées
à cette religion ont manifestement suscité bien
des étonnements, lesquels m'ont déjà valu
des questions plus ou moins indiscrètes sur ma position
envers elle et sur ce que certains pensent avoir été
une "conversion". Mais il m'a toujours paru inopportun
d'y répondre dans la mesure où il ne se serait
agi que de considérations personnelles sans portée
générale. Cependant, avec le recul des années
et puisque la sollicitation m'en est faite à nouveau,
j'admets qu'il peut y avoir un intérêt réel
à relater la manière dont certains intellectuels
sortis de l'université à l'époque de la
Seconde Guerre mondiale ont pu être amenés à
se désolidariser de la modernité occidentale dont
la faillite cataclysmique bouleversait le monde entier, et à
chercher des certitudes et des raisons de vivre dans des doctrines
et valeurs traditionnelles dont l'Orient semblait le refuge.
A cet égard je dois au cheminement imprévu de mon
activité journalistique d'avoir vécu une expérience
peut-être significative.
La guerre était encore loin d'être terminée
lorsque je parvins à me faire envoyer à Stockholm
comme correspondant de l'Agence télégraphique
suisse et de La Tribune de Genève. La Suède
m'inspirait alors une sorte d'enthousiasme, paraissant à
mes yeux comme le pays modèle qui, réconciliant
progrès et traditions, proposait les meilleures solutions
aux grands problèmes, sociaux notamment, se posant avec
tant d'urgence dans un monde à reconstruire.
Comment certains intellectuels européens
ont été amenés
à se désolidariser
de la modernité occidentale
Pendant mes années suédoises je vis l'État-providence
se renforcer et gagner en efficacité, alors que les conditions
de vie et le pouvoir d'achat de la population ne cessaient de
progresser. Cependant, il était impossible de ne pas remarquer
en même temps que, sur un plan non quantitatif, la vie
elle-même ne paraissait pas s'améliorer; on aurait
dit au contraire qu'elle tendait à perdre sa saveur. La
satisfaction des revendications ouvrières semblait sans
effet positif sur la qualité proprement humaine de ceux
qui en bénéficiaient, aiguisant plutôt leurs
exigences matérialistes et les enfermant dans leur rôle
de producteurs-consommateurs. En même temps commençait
à se manifester une certaine démoralisation qui
se combinait curieusement avec une liberté de moeurs toujours
plus poussée. Partout on voyait des visages désabusés
et renfrognés; n'importe qui se plaignait de tout et de
n'importe quoi, et même les premiers rayons du soleil printanier
n'étaient plus accueillis comme les promesses de bonheur
qu'ils avaient toujours représentées au sortir
de l'hiver nordique.
Peut-être étaient-ce là des signes avant-coureurs
de la crise de civilisation qui, plus tard, devait aboutir à
mai 68 et à la contestation tumultueuse de la"société
de consommation" . Quoi qu'il en soit, ma foi dans les vertus
du "modèle suédois" était désormais
sérieusement ébranlée. Pourtant j'en pris
aisément mon parti, car, à la suite de nouveaux
maîtres, j'avais maintenant renoncé à donner
des réponses aux grandes questions posées par ce
monde "absurde". C'était, en effet, la belle
époque des Sartre et des Camus. Ils avaient un prestige
et une influence auxquels un jeune journaliste attentif aux modes
intellectuelles pouvait difficilement échapper.
Changeant complètement de cap, je partis faire une série
de reportages, d'abord en Indonésie puis dans d'autres
régions de l'Asie, l'Inde principalement, sur laquelle
je fus chargé d'enquêter au lendemain de son indépendance.
Après cinq ans de Scandinavie, rien ne me préparait
à aborder un monde aussi différent, ce qui ne m'empêchait
d'ailleurs nullement d'y débarquer avec la certitude de
représenter une civilisation peut-être absurde mais
tout de même supérieure et plus avancée.
Il me paraissait hors de doute que ces peuples encore empêtrés
dans leurs croyances primitives et leurs superstitions vivaient
dans la plus déplorable "arriération".
Cependant je ne pouvais manquer d'être séduit par
la gentillesse, le charme, les sourires et l'humeur sereine de
toute cette humanité orientale, même si elle vivait
dans la pauvreté et l'ignorance de notre progrès.
Je me fis des amis en Indonésie puis en Inde et pus comparer
leur mentalité à la nôtre. J'en retirai bientôt
la conviction qu'ils possédaient généralement
une tournure d'esprit, peut-être une sagesse, que nous
avions perdue et qui leur donnait la capacité de supporter
des situations de "sous-développement", comme
on se mettait à dire, qui nous auraient paru intolérables.
Après la Suède, pays au niveau de vie alors le
plus élevé d'Europe mais où les gens n'arrêtaient
pas de se plaindre, j'étais tombé dans les régions
où il était parmi les plus bas du monde, mais où,
néanmoins, personne ne semblait douter que la vie fût
encore digne d'être vécue. Il est évident
que, par souci de clarté, je schématise un peu.
La réalité ne s'est probablement pas présentée
de façon aussi tranchée, mais il n'empêche
qu'il s'est agi d'une expérience directe de ce problème
majeur de notre temps qu'est la confrontation entre l'Orient
et l'Occident, entre deux tranches de l'humanité, l'une
statique et encore largement fidèle aux valeurs de son
passé, l'autre dynamique, tournée vers l'avenir
et vouée à l'acquisition du bien-être matériel
devenu le seul critère du progrès.
Dans une première phase de réflexion, l'idée
ne me serait pas venue de me désolidariser de l'Occident
dont, malgré mes déceptions suédoises, je
ne mettais toujours pas en doute la supériorité.
Et sans y voir de contradiction avec les idées existentialistes
auxquelles je prétendais adhérer, je persistais
à considérer le christianisme comme préférable
aux religions orientales, islam inclus, parce qu'il me paraissait
plus apte à faire le bonheur des peuples, plus ouvert
au progrès. C'était d'ailleurs l'opinion à
peu près unanime des milieux européens de ces pays
orientaux même des plus éloignés de toute
préoccupation religieuse.
Sceptique je découvris
la sérénité de ce continent
et, chez René Guénon,
la clé
d'un aussi éblouissant mystère
Telles étaient mes dispositions d'esprit lorsque, de
Delhi, je partis en train pour Bénarès, ville sainte
de l'hindouisme, qui valait bien un reportage. J'avais alors
dans mon bagage, seule expression de la culture occidentale,
un exemplaire du Mythe de Sisyphe, de Camus; mais un autre livre,
dont le destin me réservait la lecture précisément
au bord du Gange, allait me faire passer définitivement
le goût de la littérature existentialiste: l'Introduction
générale à l'étude des doctrines
hindoues, de René Guénon, m'apporta une sorte
d'illumination et fut comme le déchirement
d'un voile devant des horizons illimités.
Il était sans doute question d'hindouisme dans cet ouvrage
décisif qu'Alain Daniélou,
qui résidait alors à Bénarès, m'avait
mis entre les mains. Mais j'y découvris encore beaucoup
plus que la simple introduction annoncée par le titre:
une vision du monde et de la vie totalement différente
de celle de l'Europe occidentale qui m'avait élevé
et formé. Toute l'Inde, tout l'Orient m'apparurent désormais
sous un jour nouveau. Ce que j'avais pris jusque là pour
arriération, superstition ou refus du progrès prenait,
à la lumière de la démonstration éblouissante
de Guénon, une toute autre signification: il s'agissait
plutôt d'expressions, même amoindries et décadentes,
d'un ordre de choses procédant de la tradition universelle,
laquelle, jusqu'aux bouleversements issus de ce que nous appelons
la Renaissance, avait été, sous des formes diverses,
l'inspiratrice de toutes les grandes civilisations, y compris
celle de notre Moyen Age chrétien, et les avait sacralisées.
Malgré l'évolution cosmique descendante, dont les
Hindous sont particulièrement conscients lorsqu'ils désignent
notre temps comme celui du "Kali Yuga", l'âge
sombre, l'Orient était généralement demeuré
fidèle à cette tradition, alors que l'Occident,
adonné aux révolutions et aux illusions entretenues
par l'idée de "progrès", avait perdu
la dimension verticale du monde et de la nature humaine pour
développer une civilisation horizontale, matérielle
et quantitative, abolissant les valeurs sacrées au profit
d'une totale sécularisation.
Depuis cette époque, l'oeuvre
de Guénon, disparu en 1951, s'est considérablement
répandue dans un public très divers mais généralement
étranger aux milieux universitaires dont elle critique
vivement la mentalité. Elle a certes suscité de
fortes oppositions en Occident, ce qui était inévitable
dès le moment où elle faisant le procès
de la modernité qui en est issue, mais son influence a
tout de même contribué à créer une
nouvelle approche, plus bienveillante, de l'Orient et de ses
civilisations. Pour ma part je m'efforçais de compléter
ma connaissance de cette oeuvre, qui renouvelait mon regard sur
la réalité indienne objet de mes enquêtes.
Mes "papiers"en témoignaient et des réactions
de lecteurs m'apprirent qu'ils en appréciaient le ton
nouveau et l'attitude plus compréhensive. On ne saurait
nier en effet que Guénon, mieux que maints orientalistes
patentés, fournit des "clés" pour une
compréhension en profondeur de l'Orient.
Cependant, il n'y avait pas que l'aspect professionnel de choses.
Je portais déjà une vive reconnaissance à
Guénon qui m'avait promptement guéri du nihilisme
absurde de l'existentialisme en dénonçant l'agnosticisme
moderne comme une forme élaborée et volontiers
agressive de l'ignorance; mais il a toujours insisté aussi
sur le fait que la théorie est peu de chose si elle ne
s'accompagne pas d'un engagement personnel dans le cadre d'une
véritable tradition ou de l'enseignement d'un authentique
maître spirituel. En conséquence, et comme je me
trouvais en Inde, pays privilégié à cet
égard, je me mis en devoir de trouver un gourou.
Mes investigations furent intéressantes mais souvent aussi
déconcertantes et décevantes. Je pus, dans divers
ashrams, rencontrer des personnalités remarquables dont
la plus éminente fut peut-être le swami
Sivananda, à Rishikesh, sur les pentes de l'Himalaya,
mais ailleurs je fus plusieurs fois rebuté par l'empressement
exagéré mis pas le maître de céans
et ses disciples à retenir le visiteur européen.
Tel fut le cas au célèbre ashram de Pondichéry
que je visitai en compagnie de ma femme et où Shri
Aurobindo vivait les derniers mois de son existence terrestre.
La "Mère", célèbre elle aussi,
qui gouvernait la communauté, nous accorda un long entretien
au cours duquel elle développa toute une argumentation
pour nous décider à rester et à nous joindre
aux disciples. Mais plusieurs points de son discours ne correspondaient
pas aux critères guénoniens et notre réaction
sans doute bien inspirée, fut de lui témoigner
nos respects et de prendre congé.
De retour en Suisse après une nouvelle série de
reportages jusque dans des régions de l'Orient aussi extrêmes
que la Corée en guerre, je n'avais toujours trouvé
ni voie spirituelle ni gourou. Ce fut alors que Jean
Herbert, dont me rapprochait un intérêt commun
pour l'Inde, m'apprit que Guénon
avait adhéré à l'islam depuis de longues
années et pratiquait la voie contemplative des soufis.
J'en fus d'autant plus surpris que, à Bénarès,
j'avais entendu de la bouche d'un respectable pandit très
orthodoxe l'opinion que Guénon, de tous les auteurs occidentaux
ayant traité de l'hindouisme, était le seul qui
en eût pleinement saisi le sens et la portée. Il
me parut d'abord difficile de comprendre qu'il pût pratiquer
une autre religion.
Sa sobre discipline,
si elle tient le croyant
un peu à l'écart du monde moderne,
lui donne à tout le moins la paix de l'âme
Quelques semaines plus tard, d'ailleurs, parvenait du Caire
la nouvelle que l'écrivain français venait de mourir.
Le premier porte-parole européen de la pensée "traditionnelle"
n'était plus, mais le courant intellectuel dont il avait
été l'initiateur restait bien vivant et tendait
même à s'amplifier. Aux éditions Gallimard
se poursuivait la parution de la collection intitulée
précisément "Tradition" où, après
Guénon, se signalaient deux auteurs encore inconnus des
lecteurs de langue française, Ananda
Coomaraswamy, l'éminent critique d'art anglo-indien
qui faisait autorité aux États-Unis, et Frithjof
Schuon dont paraissaient les premiers titres (De l'unité
transcendante des religions et L'Oeil du coeur) d'une
oeuvre considérable. En outre continuaient de paraître
à Paris les Études traditionnelles, "publication
exclusivement consacrée aux doctrines métaphysiques
et ésotériques d'Orient et d'Occident", ainsi
qu'elle se définissait elle-même, dont Guénon
avait été l'animateur pendant plus de vingt ans.
La revue publiait des articles, généralement de
bonne tenue, se rapportant en principe à toutes les traditions
sacrées et traitant, par exemple, aussi bien du shintoïsme
japonais que du culte du Grand Esprit chez les Peaux-Rouges d'Amérique.
L'islam et sa spiritualité ne semblaient pas y occuper
de place privilégiée et pourtant diverses études
sur le soufisme permettaient de pressentir que leurs auteurs
en parlaient comme d'une réalité vécue.
Ainsi que maints exemples l'ont montré en effet, l'oeuvre
de Guénon a conduit bon nombre de ses lecteurs à
l'islam et à la voie soufique où lui-même
les avait précédés. D'autres, assurément,
lui doivent d'avoir retrouvé la foi dans le cadre de leur
religion d'origine, christianisme surtout, mais parfois aussi
judaïsme ou même bouddhisme. Et cette diversité
de voies est importante à noter pour situer le courant
"traditionnel" par rapport aux autres mouvements intellectuels,
religieux et spirituels de notre temps. Il est parfaitement évident
que, par son universalisme, il est aux antipodes de la mentalité
qui préside au foisonnement des sectes.
L'adhésion à la pensée "traditionnelle"illustrée
par Guénon puis par d'autres auteurs comme Schuon, Titus Burckhardt ou Seyyed
Hossein Nasr, a généralement suscité
une double réaction: la première, négative,
pousse à se désolidariser d'une modernité
apparaissant désormais comme révolte contre tout
ordre d'institution divine, comme ennemie des valeurs de l'esprit
et comme source des illusions menant l'humanité à
sa perte; la seconde, positive, impose l'urgence de retrouver
une voie authentique, donc traditionnelle, de salut et de réalisation
spirituelle. Or, à cet égard, les maîtres
de ce courant intellectuel n'ont jamais rien écrit qui,
de près ou de loin, ait pu ressembler à de la propagande.
Ce qu'ils proclament, c'est la nécessité de revenir
non à telle religion, mais à la religion comme
telle.
Ceux qui ont suivi un tel cheminement n'ont donc pas passé
par ce qu'on appelle couramment une . Il serait plus juste de
leur appliquer cette formule fréquemment entendue en Inde:
ce n'est pas l'homme qui choisit la voie, mais la voie qui choisit
l'homme.
Maintenant, si c'est vers l'islam et sa spiritualité qu'ils
se sont souvent dirigés, il y a diverses raisons à
cela. D'abord, dans la perspective universaliste de la pensée
traditionnelle, l'islam apparaît comme ce qu'il est selon
sa propre doctrine: la conclusion et la synthèse de la
Révélation universelle. Dès lors, le fait
d'y adhérer n'implique pas la rupture qu'on pourrait croire
avec sa religion d'origine, dont la vérité fondamentale
n'est pas mise en question. On relèvera ensuite que l'islam,
troisième tradition issue de la souche abrahamique après
le judaïsme et le christianisme, appartient au même
univers spirituel "monothéiste", de sorte qu'un
Occidental ne saurait s'y sentir trop dépaysé.
Enfin, en dépit de toutes les apparences contraires, l'islam
demeure le dépositaire d'immenses trésors d'intellectualité
traditionnelle et de sagesse, et l'héritage des grands
maîtres spirituels du passé, comme Junayd, Ghazâlî,
Jîlânî, Ibn Arabî,
Rûmî et tant d'autres, n'a pas fini de porter des
fruits. Mais il s'agit là, à des degrés
divers, d'un ésotérisme, lequel, par définition,
échappe plus ou moins aux regards extérieurs. On
peut affirmer pourtant que sa tradition se perpétue dans
le cadre du taçawwuf,
le soufisme, ou "mystique musulmane" comme on dit couramment,
et des confréries qui en émanent. Et il existe
encore, parmi les cheikhs qui les dirigent, quelques maîtres
authentiques se situant sans doute au niveau des plus éminents
gourous de l'Inde.
Cet aspect de l'islam ne correspond assurément guère
à l'image qu'il donne de lui-même dans le monde.
Mais peut-être est-ce là précisément
une raison de plus de signaler cette face cachée.
Même dans les milieux cultivés, on conçoit
à grand-peine aujourd'hui que des Européens d'apparence
à peu près normale puissent pousser l'extravagance
jusqu'à pratiquer l'islam et à s'en imposer les
devoirs et contraintes. Les Occidentaux s'en étonneraient
moins sans doute s'ils étaient un peu mieux renseignés
sur cette religion qui, après tout, n'est pas aussi étrangère
à notre continent qu'on estime ordinairement. Sans parler
des foules de musulmans venus récemment en Europe avec
le choc en retour du colonialisme, l'Espagne, autrefois, fut
terre d'islam pendant plus de sept siècles; la Sicile
le fut aussi, bien que moins longtemps et, à l'heure actuelle,
des millions de musulmans vivent dans les Balkans où,
incontestablement, ils sont chez eux.
Les rites islamiques ne peuvent assurément pas se comparer
à ceux du christianisme et pourtant ils ne présentent
rien de plus extraordinaire, au contraire puisqu'ils n'exigent
pas du fidèle qu'il croie en des "mystères"
mais lui imposent simplement une attitude d'adoration et de soumission
au Dieu unique. La différence fondamentale entre un Occidental
moyen et un musulman pratiquant ne se situe probablement pas
au niveau des héritages culturels, mais correspond plutôt
à la contradiction qui oppose inévitablement à
la civilisation sécularisée actuelle tout homme
attaché à une tradition sacrée. A cet égard
le musulman fidèle à sa foi reste toujours plus
ou moins étranger au monde moderne.
Pareille situation lui pose forcément des problèmes
et l'astreint à une discipline fort peut conforme à
l'esprit du siècle, mais elle lui apporte maintes compensations
dont la moindre n'est pas la paix de l'âme. Car, en acceptant
cette discipline, non seulement il a le sentiment d'être
réconcilié avec son Créateur, à qui
il fait acte d'obéissance dans l'accomplissement de chacune
de ses obligations religieuses, mais il retrouve un état
d'harmonie avec la création. En effet, les rites islamiques
ont un lien évident avec les grands rythmes cosmiques,
en particulier avec le mouvement du soleil qui détermine
les heures des prières quotidiennes, ainsi qu'avec celui
de la lune qui demeure la base du calendrier musulman. Leur symbolisme
rappelle à l'homme qu'il occupe une place centrale dans
l'univers où il a été fait "vicaire
de Dieu", ce qui le rend solidaire de la nature et de tout
l'ordre des choses créées, mais le désolidarise
d'une civilisation responsable de la crise écologique
et autres cataclysmes menaçants.
Peut-être y a-t-il lieu d'ajouter que la pratique de l'islam
ne favorise nullement l'exaltation religieuse, mais s'accompagne
plutôt de sobriété et de sérénité.
Car la foi qui en est la motivation est faite de certitude et
de sagesse, certitude de l'Absolu, de la Toute-Réalité
divine, et sagesse reconnaissant que tout le reste, tout ce qui
constitue l'ici-bas, est relatif et contingent, "divertissement
et jeu" selon les termes du Coran.
Il est trop évident qu'à notre époque toutes
les religions sont plus ou moins en déclin ou en crise.
L'islam n'échappe pas à la règle, mais en
dépit de sa décadence, de ses turbulences et des
excès injustifiables commis en son nom, il est, dans sa
réalité vécue par des centaines de millions
de croyants, très différent de ce que l'actualité
fait apparaître de lui, et demeure un extraordinaire réservoir
de foi et de prière. Et s'il est toujours capable d'attirer
des Occidentaux en quête de l'essentiel, de "la seule
chose nécessaire", que leur refuse leur propre civilisation,
il ne le doit évidemment pas au khomeinisme ni à
d'autres formes plus ou moins aberrantes d'intégrisme
et d'étroitesse d'esprit, mais à sa spiritualité
toujours vivante et au fait fondamental qu'il reste expression
directe de la Vérité transcendante, sans laquelle
il ne saurait y avoir de véritable religion.
© Le Temps stratégique,
No 22, Genève, automne1987. le.temps@edipresse.ch
[haut
de la page] |